Turquie
Distance parcourue : 1599 kms
Durée : 72 jours
Date d'entrée : 2015-04-03
Date de sortie : 2015-06-13
Jour 832 - Trabzon
Mercredi 8 avril 2015 - 0 kms - Post n° 567
Fanch : Quittant notre cabanon humide, nous continuons notre lente avancée vers Trabzon (d'où je devrais retrouver mes parents pour quelques jours), avec toujours ce sentiment d'être emprisonnés sur cette voix rapide qui sillonne entre mer et montagne. L'air est frais mais le soleil nous fait l’honneur de sa présence et illumine de ses rayons les cimes blanches du Pontus (chaîne qui prolonge le Caucase).
A Arhavi, nous établissons l'atelier dans un café aux odeurs de kebab et avançons un peu au niveau du boulot. Au programme, dérushage en tout genre, montage des derniers haïkus, cartes postales sonores, mail, recherches et entretiens de contacts à Istanbul et déjà… la lumière tombe.
Nous quittons donc nos écrans pour suivre la rivière sur quelques kilomètres, guettant les abris potentiels, cabanes, bâtiments en ruine ou en construction, un simple toit suffirait pour ne pas se faire tremper cette nuit car on annonce des trombes d'eau pour la journée de demain. La partie ne semble pas gagnée mais la chance nous présente Ali, un militant opposé à la construction d’un barrage hydraulique. Nous le suivons jusqu’au QG de son association, une petite hutte bardée d’autocollants, d’affichettes et d’articles de journaux, posée sur la rive ouest du cours d’eau. Ali nous introduit rapidement auprès de deux ses amis présents sur les lieux et nous indique de faire comme chez nous avant que tous ne s’en retournent à leurs foyers. Après un petit brin de toilette dans l'eau tonifiante du torrent, nous établissons le camp à la lueur du feu puis soupons. Quand arrive l'heure du thé, au moment ou le calme de la nuit finit de nous envelopper, voilà que notre équipe d’activistes débarque avec une énergie folle et s’installe à nos côtés. Le feu devenu discret triple de volume quand l’un d’eux y jette un pneu. Du thé et des pâtisseries nous sont offerts, en à peine 5 minutes notre modeste veillée se transforme en fête improvisée.
Ici, on ne trinque pas mais si cela avait été la coutume, nos hôtes auraient porté le premier toast en notre honneur et le deuxième à la victoire des écologistes d’Arhavi. Victoire ! Victoire ! A défaut de les comprendre, je les observe se remémorer quelques anecdotes ou sourire en fixant les flammes d’un regard nostalgique. Ils semblent heureux de se retrouver ici et de pouvoir partager un bout de leur histoire. Mais, ne nous réjouissons pas trop vite, car avant que les premières gouttes ne fassent leur apparition annonçant la fin de la petite réunion, nous comprendrons que les promoteurs du projet hydro-électrique attaquent à nouveau et que si cette bataille est remportée elle ne mettrait pas terme à la guerre.
Le jour suivant, le petit paradis se transforme en enfer. L’eau du torrent est brune, il pleut des cordes, le froid et l’humidité s’invitent dans nos duvets. La flemme… La flemme de sortir d’ici pour se faire tremper en moins d’une minute sans avoir la possibilité de faire sécher nos affaires. Midi. Le froid et le manque de provision nous pousse à quitter notre cabane et nous traçons finalement les quelques kilomètres qui nous séparent du bistrot ou nous avions travaillé la veille. Dans de telles situations, avec en plus un petit brin de fatigue, le morale tombe rapidement au niveau zéro. Nous enchaînons les thés pour nous réchauffer à bas coût (c’était la boisson la moins chère du bistrot) jusqu’à 21 heure, heure à laquelle la pluie cesse enfin puis retournons jusqu’au local des militants pour une seconde nuit.
Dimanche 5 avril. Nous prenons le temps de sécher duvets et toiles de tentes à la chaleur réconfortante des premières lueurs. Barth en profite pour réparer son porte bagage puis nous nous engageons à nouveaux sur la voix express… Bonne nouvelle, à compter d’aujourd’hui, la météo nous annonce trois jours de répit qui devraient suffire à joindre Trabzon et il va falloir en profiter. Tous se déroule sans encombre particulière à l’exception des bivouacs qui s’établissent malgré nous près de la chaussée et donc au son des poids lourds. Les villes se rapprochent de plus en plus pour bientôt se juxtaposer.
En ce dernier jour de route, après avoir fait la connaissance de Rob et Josh (partis en vélo pour la Chine et à qui nous souhaitons bonne chance) nous trouvons refuge, le temps d’un Donër Kebab dans une petite ville située à vingt bornes de notre point de chute quand soudain un vent violent venant de l’ouest se lève (100/110kmh) emportant avec lui sable et poussière. Il est annonciateur de pluie et nous voyons là notre fenêtre météorologique se refermer. Nous fonçons têtes baissées et arrivons de justesse chez Nurullah, LE Warmshower de Trabzon que nous avions contacté il y a quelques jours et chez qui nous apprécierons notre première douche chaude depuis plus d’un mois. On décompresse.
Jour 836 - Warm shower !
Dimanche 12 avril 2015 - 0 kms - Post n° 568
Barth : Bien que nos vigoureuses toilettes dans les torrents de montagne commençaient à me plaire, il faut vraiment passer plusieurs semaines sans douche chaude pour redécouvrir avec émotion ses bienfaits ! Ces trois semaines de route dans un climat plutôt hivernal m'ont replongé de manière assez étrange dans les impressions de notre traversée de la France au tout début de notre périple. Composer avec la pluie, le froid, le vent et profiter du moindre rayon de soleil pour faire sécher toutes les affaires ne nous était pas arrivé depuis cette époque, et même la Californie qui fut très froide nous avait épargné l'humidité et le vent. Le retour en Europe se fait ainsi sentir, et nos premiers kilomètres en territoire turque n'ont fait que confirmer l'impression…
Débarquer dans un pays en pleine croissance économique inverse un peu les rapports de dépaysement. Je ne pense pas avoir déjà vu dans ma vie autant de bulldozers et autres engins de chantiers sur si peu de kilomètres. Partout les immeubles poussent comme des champignons le long des routes qui sentent encore l'asphalte frais, la montagne est écorchée de toutes parts à coup de tunnels ou de carrières, et le béton coule à flot pour assouvir la soif de progrès d'une nation qui ne semble pas connaitre pas la crise. Le plus frappant, c'est de ne pas voir vu un seul pauvre dans les rues des villes… Peut-être cette première impression est-elle trompeuse et ce que nous découvrirons bientôt du reste de la Turquie viendra me contredire, mais pour l'heure je ne me sens pas très à mon aise dans cette débauche progressiste…
Cela fait déjà quelques jours que nous regardons la pluie tomber, bien au chaud dans l'appartement que Nurullah occupe avec deux colocataires. Nous avons rencontré ses plus proches amis étudiants et partagé pas mal de choses de notre expérience de la route, comme le désormais traditionnel atelier « canstove » (réchaud à alcool fait à partir d'une canette que nous utilisons tout le temps) en vue du voyage en Europe que notre ami projette cet été (à vélo bien sûr !)
La reprise de la route n'est pas pour tout de suite car les parents de Fanch viennent d'atterrir à Trabzon pour une visite qui va nous faire souffler un bon coup en dégustant un bout de roquefort, un gâteau breton et un excellent whisky cachés dans leurs bagages ! Merci encore ! Nous allons donc lever un peu le pied du carnet de bord dans les dix prochains jours, mais le treizième checkpoint que nous nous apprêtons à tourner viendra contrebalancer ce silence passager. Alors à toute, on revient !…
Jour 852 - Reprise d'antenne, toujours vers l'ouest...
Mardi 28 avril 2015 - 75 kms - Post n° 569
Barth : La petite quinzaine de jours en compagnie des parents de Fanch a donc été l'occasion de lever un peu le pied et d'aller explorer en voiture les environs montagneux que nous n'aurions sans doute jamais eu le courage d'aller voir à vélo. La météo exécrable ne nous a pas laissé beaucoup de marge, mais quelques journées ensoleillées ont suffit à apprécier les paysages alpins, souvent défigurés par les aménagements touristiques, entre la visite d'une grotte ou du fameux monastère de Sumela agrippé au flanc d'une falaise, et qui s'est retrouvé sous la neige quelques jours après notre visite.
Entre deux soirées étudiantes, ses heures de cours et ses petits boulots, Nurullah a troqué son uniforme de « WarmShower member », pour celui de guide touristique personnalisé, allant jusqu'à nous cuisiner une spécialité turque (dont j'ai oublié le nom) qui nous a régalé !
Ces petites vacances furent tout de même à l'image de Geocyclab : studieuses… Un nouvel épisode de la série Checkpoints a ainsi vu le jour, suivi de près par le portrait vidéo de nos amis Tho Hi et Chit Ko, linuxiens engagés que nous avions eu la chance de rencontrer en Birmanie il y a de cela quelques mois..!
A l'heure du départ, nous nous délestons de quelques kilos superflus et d'un disque dur contenant la sauvegarde des derniers mois dans les bagages des parents de Fanch. Une dernière session internet chez notre ami Nurullah pour relancer quelques contacts à Istanbul et s'assurer que nos amis de Katmandou sont sains et saufs suite au séisme qui a secoué le Népal, et nous voilà prêts à reprendre la route, toujours vers l'ouest. Il n'a pas été simple de repasser un peu de temps avec Nurullah avant de décoller, le pauvre étant pris jours et nuits par un job de réceptionniste dans un grand hôtel de Trabzon. Mais on se reverra bientôt l'ami, sur la route de l'Europe cet été !
La première journée est un peu molle, entre les gouttes de pluie et dans la zone urbaine de Trabzon qui n'en finit pas de s'étirer le long de la mer noire. Une pause pour siroter quelques çays (thés) en s'abritant d'une averse se termine ainsi en bivouac improvisé sur une terrasse couverte au pied d'une mosquée. Le soleil est de retour le lendemain, et après avoir savouré ses premiers rayons en enchaînant les çays que nous offrent une bande de chauffeurs de taxis nous voilà de nouveau à pédaler sur la bande d'arrêt d'urgence (ou pas) de la quatre-voies turque. Plusieurs autres çays et un casse-croûte nous sont offerts un peu plus loin par un pêcheur à la retraite et ses deux fils, confirmant ainsi la gentillesse des turcs malgré l'incompréhension qui règne faute de langage commun.
Tout ceci ne nous empêche pas d'avaler les kilomètres et de rattraper Sam à la sortie d'un tunnel, un cycliste anglais parti d'Indonésie il y a plus d'un an pour rejoindre Londres. Un pique-nique et un brin de causette plus tard et Geocyclab repasse en mode trio, en aussi british que bonne compagnie ! Ce n'était pas arrivé depuis la Californie et pour arroser ça on se dégote une plage déserte pour bivouaquer, où tandis que les pâtes carbonara mijotent sur le feu de camp, un dauphin vient nous souhaiter une bonne nuit… A la belle !
Jour 859 - Etape à Gerze
Mardi 5 mai 2015 - 55 kms - Post n° 570
Fanch : Nous levons le camp tardivement car la plage, le soleil et les toutes premières températures printanières donnent à ce bivouac des allures de vacances. La présence de Sam nous pousse probablement à prendre notre temps et nous continuons ce matin à partager nos mésaventures asiatiques. Et puis, rien ne presse, nous avons planifié de joindre Istanbul d'ici la mi-mai alors pourquoi ne pas profiter un peu de ces rayons bienfaiteurs?
Nous sommes donc trois à prendre la route de Samsun. Une route toujours aussi large, rapide avec une circulation incessante, un peu plus dense jour après jour. Quand au panorama, il reste fidèle à lui-même avec la Mer Noire à notre droite (au Nord) et des montagnes couvertes de noisetiers, de mosquées et d'immeubles hideux bien souvent vides ou inachevés. Chaque crique est l'occasion de découvrir une nouvelle ville dont l'urbanisme ne fait preuve d'aucune originalité, rien en tout cas qui ne nous donne l'envie de nous y enfoncer plus en profondeur. Nos échappatoires se localisent à l'endroit où la voie rapide perce la montagne laissant de côté les vestiges oubliés de l'ancienne route côtière qui, avant que les tunnels ne soient creusés, contournait les obstacles par le rivage. C'est en somme le seul moyen de nous isoler du vacarme permanent de l'autoroute.
Mais nous gardons le sourire, notre nouveau compagnon de route n'y est pas pour rien. J'ajoute à cela que nos relations avec la population locale s'embellissent progressivement. Disons le clairement, le çay (thé) coule à flot et il devient de plus en plus dur de payer nos additions. Voilà une chose dont on ne peut pas se plaindre, même si, la langue reste un obstacle majeur à notre compréhension des us et coutumes locales. Les interactions avec les femmes restent cependant très limitées. Mise à part dans les grandes agglomérations on ne les voit hélas guère aux terrasses des cafés. Le constat est encore une fois le même et la Turquie, malgré ses allures progressistes vient s'ajouter à la longue liste des pays où l'égalité homme/femme laisse (vraiment) à désirer.
Nous avançons, doucement mais sûrement. Petit à petit le temps se dégrade, le vent se lève et ne cesse de changer de cap. Le printemps à décidément bien du mal à s'installer cette année. Ordu, nous venons de quitter la nationale lisse et rectiligne pour suivre les sillons vallonnés de la route côtière. C'est un peu plus physique mais le jeu en vaut la chandelle, le bivouac aussi. Nous passons la pointe de Jason, celui des argonautes pour une petite session mythologie peu de temps avant le retrouver la grosse route et les poids-lourd bien réels du 21ème siècle.
Le lendemain, notre chemin nous conduit à Terme, chez un glacier artisanal et QG d'un collectif de cyclistes. Nous y rencontrons plusieurs membres du groupe qui se montrent curieux et serviables à notre égard, mais nous n'arrivons visiblement pas à communiquer et nos discussions tournent davantage autour des petits détails techniques que sur l'aspect politique, écologique ou philosophique de la démarche du cyclo-voyageur ou du cycliste en général. Enfin qu'importe, après une mini rodada dans le centre de Terme, nous roulons quelques kilomètres à leurs côtés pour rejoindre le « camp spot » dont on nous avait parlé un peu plus tôt et où, selon nos collègues cyclistes, nous serons en sécurité pour la nuit. Demain c'est dimanche et une compétition de « Ball Trap » s'organise ici. « Vous serez entourés de chasseurs, ils ont tous des fusils, il n'y a donc rien à craindre pour vos affaires » nous dira Adem, un français d'origine turque venu s'installer à Terme. En France, j'aurais probablement douté de ces paroles mais ici, les chasseurs boivent du thé à longueur de journée, pas du pinard.
Nous nous réveillons tous les trois avec les premiers coups de fusils ! Reprise de conscience, où est plantée ma tente ? À oui, c'est bon, il y a une compétition de tir juste à côté, c'est donc tout à fait normal. Puis Adem nous apporte quelques viennoiseries pour le petit déjeuner et nous en profitons pour faire un brin de causette tout en remballant notre paquetage. La pluie menace, alors nous ne tardons pas.
Objectif : Samsun, une ville située à un peu plus de 60 bornes d'ici et que nous aimerions dépasser avant de nous faire tremper. Sur le rivage de la Mer Noir c'est un peu comme la Bretagne, le vent d'Ouest est annonceur de perturbations et pour le coup, il nous ralenti considérablement. Objectif non atteint… merde.
Malgré le mauvais temps l'ambiance de Samsun beach (avec ses zones de divertissement coincés entre la plage et la quatre-voies dont les tables de pique-nique et barbecue sont situées à proximité des parkings) rappelle distinctement certains paysages de notre échappée californienne. Nous y sommes, Long Beach, avec l'appel à la prière en fond sonore ou Alerte à Malibu version turque ! Même si ce cocktail de cultures peut paraître étrange, quand on sait que la croissance économique du pays est largement boostée par les USA, il n'y a finalement rien d'étonnant à constater que l'attitude des dernières générations se calque sur le modèle de l'oncle Sam (pas de notre Sam le cycliste, lui est British !). Enfin bref, rouler sous la pluie avec un vent de face fait voir les choses en noir… Le moral remontera le lendemain en fin de journée quand le ciel commencera à se dégager.
Mardi 5 mai. Nous avons passé la nuit près du port de Toplu. Alors que nous plions bagages, les dauphins réapparaissent et c'est la première fois que nous les observons de si près. Le soleil brille et une légère brise souffle à notre avantage. « That's a lovely day isn't it ? » nous souffle notre ami British. Il a aussi l'habitude de dire que les gens sont souriant quand il fait beau…
Bien sûr, notre première halte lui donne raison. Nous rencontrons Çinar et Akif qui nous offre le çay, le café turque, salade, fromage… La pause çay fini par se transformer en pause bière sur une plage à quelques encablures de là. Nous reprenons la route légèrement étourdis mais avec le sourire aux lèvres et le soleil dans les yeux. Nous croisons Ritzo, un hollandais en sabots parti pour un tour du monde et filons jusqu'à Gerze où Elif, membre du réseau Warmshower nous attend avant le couché du soleil. That's a lovely day isn't it?
Jour 864 - Au-revoir highway
Dimanche 10 mai 2015 - 10 kms - Post n° 571
Barth : Au-delà de la touche de confort qu'il apporte épisodiquement aux cyclo-randonneurs de notre genre, le réseau Warmshower est définitivement un excellent moyen de faire de belles rencontres. Les deux nuits que nous avons passé chez Elif en furent un bon exemple. Plongée dans la rédaction d'une thèse de sociologie au sujet des mouvements sociaux de protestations qui ont lieu en ce moment dans les environs de Gerze, Elif a tout de même trouvé le temps de nous en apprendre un peu plus sur ses projets, ses combats et ses espoirs face aux tristes évolutions de la Turquie ces dernières années. La grande maison centenaire où elle vient de s'installer avec son mari (que nous n'avons pas rencontré) va devenir après quelques travaux de rénovation, un lieu ouvert dédié à la culture, au partage des savoirs et des connaissances. Un bel « Objet Libre » potentiel pour notre enquête, mais ce sera pour une autre fois…
Le temps de synchroniser notre site internet et nous voilà donc de nouveau sur la route, sans Sam qui a bifurqué dans la montagne pour une virée dans le sud de la Turquie. Notre première étape est Sinop, ancienne petite cité construite à l'entrée d'une presqu'île où Diogène avait installé son tonneau en des temps reculés, mais que nous ne prenons pas le temps de visiter, fatigués par une reprise du pédalage un peu physique, entre le soleil qui tape enfin et de longues côtes qui n'en finissent pas.
Toujours sur la côte de la mer Noire, nous quittons à présent la quatre-voies pour une petite route qui serpente entre falaises et anses avec des dénivelés de plus en plus acrobatiques. Nos montures se transforment à nouveau en brouettes à manivelle dans les grimpettes, et les descentes qui défilent trop vite ne permettent pas de trouver un rythme normal de pédalage. A chaque pause les çays s’enchaînent, la plupart du temps offerts dans le cadre d'une rencontre fugace. Malgré la beauté du paysage et le soleil qui est enfin de retour, les jours se suivent et se ressemblent un peu trop, au rythme des camionnettes braillant des slogans politiques sur fond de musique patriotique qui sillonnent la campagne en cette veille d'élections. Une ambiance étrange au final, trop sage, trop timide, trop lisse, avec l'étrange impression parfois de voyager sans surprise, sans coup de cœur, dans un pays qui en dit trop et pas assez à la fois…
Nous atteignons ainsi Abana, un petit port aux allures méditerranéennes où après une nuit infernale perturbée par les aboiements trop proches de stupides chiens xénophobes, nous décidons de souffler un coup. L'occasion de nous faire inviter par une femme et sa mère ayant séjourné en Allemagne toutes les deux, pour un café qui se transforme en un copieux brunch accompagné d'une conversation aussi épique que sympathique en l'absence de langue commune.
Demain nous quitterons la côte pour affronter la montagne, suivant les conseils de Dimitri, un cycliste français que nous avons croisé la veille et qui nous a un peu découragé de poursuivre plus avant le long de la mer. Une deuxième nuit dans le petit port d'Abana, loin des chiens cette fois-ci, et nous serons prêts à affronter les grimpettes et cols qui nous attendent ! Youpi !…
Jour 870 - Un peu de montagne...
Samedi 16 mai 2015 - 45 kms - Post n° 572
Fanch : C'est maintenant un fait établi, nous ne sommes pas des grimpeurs. Et j'avais du mal à croire que la route côtière puisse nous en faire baver au point de choisir les lacets des montagnes, particulièrement en ayant à l'esprit ce qui nous attend plus loin. Les prochains 30 kilomètres à plus ou moins 10% avec nos bécanes chargées de matos audiovisuel et d'électronique ne seront pas des plus paisibles et on se dit, une fois n'est pas coutume, que la prochaine expédition de ce genre se fera avec une brosse à dent pour l'hygiène, un couteau comme seul outil et un smartphone pour documenter le trip, rien de plus…
Et oui, ça grimpe dès la sortie d'Abana et nous nous enfonçons à la vitesse d'un marcheur fatigué dans ce paysage d'obliques et de courbes que nous ne côtoyons que trop peu. La route fait d'ailleurs peur aux automobilistes, ils ne sont pas nombreux à emprunter cette voie, la plupart préfèrent les lignes droites et les tunnels des gros axes aux collines sauvages et cela fait bien notre affaire. Six heures plus tard, nous franchissons la limite au-dessus de laquelle la neige n'a pas encore totalement disparue, puis encore une heure de montée et le vent glacé de cette fin d'après-midi nous force à planter les tentes, au milieu des pins, entourés de cimes de roche et de sève. Il parait qu'il y a des ours dans le coin, cool! Des bivouacs comme celui-ci, on en voudrait d'avantage car enfin nous avons rendez-vous avec mère nature, le bruit du trafic ne sera pas la mélodie de notre berceuse… Mais le prix se paye en calories. J'avoue pour ma part avoir trouver un rythme qui me convient et ne me fatigue pas trop, l'idée est de se forcer à avancer lentement, aussi lentement que mon sens de l'équilibre me l'accorde et de ne penser ni à la distance à parcourir, ni au temps.
Nous roulons vers Kastamonu, un nom fantasmé davantage parce qu'il signifie la fin supposée du passage physique que pour son histoire. Oui, Kastamonu, nous y sommes et malgré les conseils du vendeur de miel croisé ce matin sur le dernier col de cette étape, nous ne nous y arrêtons pas pour son musée mais pour manger, se ravitailler et prendre des nouvelles de nos contacts à Istanbul via la Wifi d'un restaurant kebab-köfte. Ainsi va la vie sans moteur et sans finance, on reste très pragmatique. Qu'on se le dise, visiter les monuments et attractions touristiques d'une ville implique d'y passer du temps et bien souvent d'y rester la nuit. Hors nous n'avons plus les moyens (vous l'aurez compris) ni de se payer un hôtel, ni de flâner dans les jardins publics, la montagne nous ralentit considérablement alors qu'Istanbul est encore loin.
Passé Kastamonu, l'asphalte prend des allures de piste, le relief s'il a perdu de sa majesté reste encore tortueux. Mais en optant pour cet axe secondaire, nous échappons à la folie de la quatre-voies et nous nous offrons une verte prairie le temps d'une nuit froide, humide mais assez loin des agglomérations pour admirer à sa juste valeur le silence infini d'un ciel chargé d'étoiles. Mais cette délicieuse virée dans les conifères nous ramène rapidement à la civilisation. La civilisation… Un bien étrange terme que les gens civilisés emploient pour définir la norme tout en se persuadant qu'ils appartiennent à une espèce intelligente supérieure. Et bien, la civilisation est incommode pour les nomades (petit rappel)… La transition est brutale et s'exécute dans la poussière, à coup de bulldozer dans un vacarme assourdissant. Ici, on défonce la montagne pour élargir la route et casser par la même les courbes irrégulières d'un paysage décidément incivilisé. Voilà à peine quelques heures que nous avons quitté la forêt et je regrette déjà les odeurs de sève. Le silence disparaît à nouveau, il redevient difficile de s'isoler pour le bivouac quotidien et nous dormirons ce soir à la lisière de Karabük à quelques pas d'un rond-point fréquenté par les camions du chantier d'à côté. Istanbul est à environs 400 kms et désormais nous le savons… La situation ne va pas s'arranger.
Lundi 15 mai. Hier nous croisions furtivement Zsofi et Zsolt, un couple de cyclo-voyageurs hongrois partis de leur pays natal il y à quelques mois dans l'idée de rallier la Nouvelle-Zélande. Aujourd'hui, nous rencontrons William, anglais d'origine, slovène d'adoption, qui s'est lancé dans la grande aventure trois jours plus tôt. En un mois nous avons croisé une bonne dizaine de cyclistes partant tous (à l’exception de Sam) vers l'Est. Il faut dire que c'est la meilleure saison pour les départs en direction de l'Asie Centrale car il faut passer avant que l'hiver ne neutralise toutes tentatives de joindre les tropiques du sud-est asiatique. Je sais qu'il est venu pour nous le temps de rentrer mais chacune de ces rencontres me donne l'envie de faire demi-tour ou me conforte dans l'idée que Geocyclab n'est qu'une première étape. En les voyant s'élancer fraîchement vers l'inconnu, le même que nous avions côtoyé 870 jours plus tôt mais qui aujourd'hui tend à disparaître, forcement que ça donne envie ! L'inconnu est pour le voyageur ce que le confort est pour le sédentaire, on en veux toujours un petit peu plus.
Enfin bref, nous invitons William à se joindre au bivouac du soir et nous retrouvons réunis autour du feu partageant une gamelle de pâtes aux aubergines, à deux pas de la voix expresse. Et nous laissons filer le temps en discutant de tout, de rien… Mais surtout de voyage et d'aventure.
Jour 875 - Arrivée à Istanbul
Jeudi 21 mai 2015 - 10 kms - Post n° 573
Barth : Certaines villes de notre parcours constituent des points de bascule qu'il est difficile d'aborder avec la même surprise que pour d'autres étapes imprévisibles. Istanbul est de celles-ci et il y a longtemps que je me préparais à franchir cette dernière marche vers le continent européen. Ce que je n'avais pas prévu en revanche, c'est qu'en dégringolant des 1200 mètres d'altitude que nous avions péniblement atteint, la chaleur imposante et un vent sec et poussiéreux en pleine face me collerait une bonne crève. Ajoutons à cela une route de plus en plus saturée de trafic jusqu'à en devenir réellement dangereuse, traversant des zones industrielles interminables, les conditions étaient réunies pour savourer pleinement les dernières centaines de kilomètres précédant Istanbul.
A l'approche du Bosphore, l'urbanisme revêt une apparence west-coast californienne, et si les signes de la Turquie conservatrice sont toujours visibles, le cosmopolitisme vestimentaire prend d'un coup le devant de la scène. Il y a même une piste cyclable qui nous permet d'avaler les dernières longueurs plus sereinement avant de nous engouffrer dans le ferry qui en une vingtaine de minute nous fait changer de continent. Quelques dauphins saluent ce moment symbolique alors que notre embarcation cède la priorité à un gigantesque cargo glissant doucement vers la mer noire, et nous mettons pied à terre au cœur d'Istanbul, dans le quartier de Beyoğlu. Notre contact ne nous a pas encore répondu, la nuit tombe bientôt, nous décidons pour la première fois depuis Tbilissi de débourser quelques euros pour une nuit d'hôtel. Nous retrouvons ainsi Gurvan (copain breton croisé par hasard en Mauritanie puis en Malaisie) et Leila (américaine rencontrée chez Biji-Biji en Malaisie) sur la place Taksim et une fois douchés partons siroter une bonne bière pour nous remettre de toutes ces émotions.
Le programme s'annonce copieux dans la mégapole turque, nous y avons déjà repéré de nombreux lieux intéressants qu'il va falloir explorer dans les jours à venir. Mais pour l'heure il faut régler la question de notre logement, en déménageant un peu plus au sud, chez Funda, l'amie d'une amie d'une amie qui nous a finalement indiqué son adresse. C'est toujours un peu gênant de débarquer chez quelqu'un qu'on ne connait pas, avec toutes nos sacoches poussiéreuses et nos encombrantes montures, mais Funda n'est pas du genre à se laisser impressionner et après nous avoir ouvert la porte de son petit appartement, elle nous laisse les clés pour filer à un rendez-vous. Nous ferons connaissance dans la soirée avec cette sympathique prof d'anglais, en dégustant quelques pâtisseries avec une de ses amies et Tanja, une couchsurfeuse italienne en déplacement professionnel à Istanbul. Nous voilà donc bien lotis encore une fois grâce à la générosité d'incroyables hôtes, et bientôt prêts à attaquer la suite du programme !
Jour 879 - Big city life
Lundi 25 mai 2015 - 0 kms - Post n° 574
Fanch : Faites comme chez vous, c'est une des premières paroles qu'a prononcé notre hôte Funda avant de nous laisser la garde de son petit cocon. Ce n'est pas la première fois que nous sommes accueillis de la sorte mais croyez moi, c'est toujours aussi incroyable de se retrouver face à une tel générosité. Si nous avons profité de la journée d'hier pour honorer le confort d'un appartement en nous- reposant, nous reprenons aujourd'hui le travail avec la mise à jour du carnet de bord et l'écriture de quelques e-mails histoire d'en savoir un peu plus sur le programme des prochains jours.
Samedi 23 Mai - Pour l'heure, rien n'est vraiment défini mais dans cette ville située au carrefour des civilisations, débordante d’énergie et d'initiatives culturelles, il va falloir s'organiser pour être efficaces. Nous avons tout d'abord rendez-vous au cœur d'Istanbul, sur la tumultueuse place de Taksim avec Giorgio Caione, l'un des membres actifs du collectif PASAJ avec qui nous avions établi contact par mail plusieurs jours auparavant.
« PASAJ est une initiative d'artistes basés à Istanbul. Il fonctionne grâce à deux artistes, deux opérateurs culturels et un curateur. PASAJ ne possède pas d'activité commerciale mais offre une alternative aux systèmes commerciaux du monde de l'art - ce qui n'est certes pas compétitif, mais sincère et ouvert, c'est un espace où l'on partage le savoir-faire. A PASAJ le pouvoir appartient à l'artiste. PASAJ accueille des projets socialement engagés et participatifs, connectés aux pratiques d'artistes locaux et internationaux. Il met l'accent sur la valeur de l'expérience (…) » Traduction française du texte de présentation de PASAJ
Autant dire que la découverte - via internet - de ce lieu avait attiré notre attention. Et nous ne sommes pas déçus de ce rendez-vous puisque Giorgio, non content de nous offrir les locaux du collectif en guise d’hébergement, nous propose de participer à l'édition 2015 du festival Italien Studi Aperti dont le thème de cette année fait écho à la démarche de Geocyclab : Social Utopia. Il nous mettra par la suite en contact avec quelques membres de son réseau susceptibles de nous aider dans notre projet. Pour une rencontre, c'est une belle rencontre.
Si la superficie d'Istanbul (qui compte 22 million d'habitants) est difficilement concevable, il semblerait que la vie culturelle se concentre principalement autour de Taksim-Beşiktaş et cela fait bien notre affaire puisque qu'après dix minutes de marche, nous arrivons à la Galerie Block Art Space que nous avions également contacté auparavant. L'emploi du temps de cet autre collectif artistique s'avère déjà chargé, et si sommes très bien accueillis, il n'y a pour le moment rien d'envisageable dans un court terme. Allez un petit dernier avant de rejoindre Funda notre hôte pour un moment détente. Il nous reste une heure pour visiter Atölye İstanbul (Prononcer Atelier Istanbul) avec qui nous avions aussi partagé quelques mails. Les locaux de ce co-working-makerspace (à la fois bureau et espace où l'on conçoit et développe des projets ensemble) sont supposés être fermés en fin de semaine mais la chance est avec nous et Burşa, architecte-plasticienne (qui fait des heures sup') abandonne pour quelques minutes son établi pour nous présenter les lieux… Là non plus, rien n'est encore sûr pour le moment mais avec cette petite introduction nous restons sur notre faim. C'est décidé, nous reviendrons lundi.
Le lendemain, après un incroyable petit déjeuner à la turc (oui, nous sommes chouchouté), nous quittons définitivement le confort de l'appartement de Funda. L'heure n'est pas aux adieux puisqu'il est clair que nous nous reverrons au cours des jours à venir. Geocyclab installe donc son atelier chez PASAJ et nous pouvons désormais inscrire notre nom sur la longue liste des PASAJISTs hébergés par le collectif d'artistes. Giorgio nous remet les clés sans fioritures et après une courte discussion (le temps de programmer une présentation du projet), s'en retourne à ses activités. Nous nous retrouvons seuls dans ce studio-atelier situé à Tarlabasi, quartier ou l'histoire résiste encore à l'embourgeoisement et au touriste-business (ce qui ne durera pas, la ville d'Istanbul à en effet entrepris de rénover cette zone et déjà expulsé une moitié de ses occupants) Souvent décrit comme l'un des plus pauvres mais aussi l'un des plus socialement riche de la mégalopole, il est principalement investi par les minorités culturelles, gitans en voix de sédentarisation, par les immigrés ou réfugiés kurdes ou arméniens. Pour résumer, c'est un parfait lieu de vie, de rencontre, d'observation et de travail situé à 10 min à pied du centre et d'Atölye Istambul!
Une nouvelle journée de travail débute en ce lundi 25 mai, au « bureau » ce matin puis chez Atölye Istambul en début d'après midi où nous rencontrons Ezgi, qui fut et sera notre principale interlocutrice. Nous programmons une présentation de Geocyclab et discutons d'une série d'interviews susceptible d'apporter à notre enquête sur les Objets Libres de nouveaux points de vue sur le monde du libre et du partage. En résumé, Istanbul, c'est beaucoup de choses à voir, à faire, à vivre, à raconter et notre séjour dans les parages s'annonce intense! La suite au prochain épisode…
Jour 887 - Touriste, or not touriste...
Mardi 2 juin 2015 - 0 kms - Post n° 575
Barth : La vie nomade n'est presque plus qu'un lointain souvenir après déjà deux semaines de vie urbaine. Les journées défilent à toute allure, au rythme des slogans politiques qui rivalisent en niveau sonore avec les appels à la prière. Entre deux rendez-vous et le tournage d'interviews à Atolye Istanbul en vue d'un nouvel Objet Libre, les sessions studieuses s'enchaînent dans le bureau/appartement de PASAJ qui est devenu notre quartier général. Après quelques émotions sismiques au Népal, Roxana (rencontrée en Inde et recroisée en Inde et au Népal) vient de nous rejoindre au cœur du quartier de Tarlabaşı toujours aussi animé par la vie quotidienne des minorités qui l'occupent.
Une petite embrouille avec quelques gars voulant s'assurer que j'efface les photos que je venais de prendre m'a fait comprendre que le quartier était mal choisi pour chasser les images, sans doute pour ne pas perturber les trafics en tous genres et ne pas inquiéter celles et ceux qui résident ici en situation irrégulière. Rien de méchant en soi, mais comme toujours l'immense frustration de ne pas pouvoir discuter, se présenter, se comprendre pour faute de langage commun. Beaucoup de ces familles sont réfugiées ici, ayant fui les conflits en Syrie ou ailleurs et si de l'autre côté du boulevard, dans le quartier branché et touristique de Galatasaray, on nous considère sans doute comme des aventuriers de l'extrême, je me sens bien plus à l'aise ici, bien plus conscient de l'immense privilège que j'ai d'avoir dans ma poche un passeport européen qui va me permettre de passer toutes les frontières à venir avec le sourire du douanier…
Le boulot nous occupe donc pas mal, mais il est heureusement difficile d'échapper complètement à l'ambiance farniente qui règne certains jours à Istanbul. Quelques moments de répit donc, comme ce dimanche après-midi passé en compagnie de notre amie Funda à siroter quelques bières dans un parc en comptant les cargos qui croisent le Bosphore et en écoutant l'intarissable flot de paroles de Sendat, notre ami d'un jour, joyeux clochard gipsy qui lit la vie des gens dans leurs yeux…
Telle une réaction en chaîne les rencontres se multiplient d'une façon assez incroyable ! Entre Alberto un architecte italien en séjour à Atolye, Guillaume et Martina en route pour l'Asie à vélos couchés, Aynur une journaliste turque qui veut nous faire un article dans l'édition locale du magasine Geo, Zeynep une des membres de PASAJ qui nous parle (en français!) le temps d'un dîner de la création artistique en Turquie, Candice (française) et son compagnon Aleksi qui nous racontent leur expérience de Gezi deux ans auparavant et leur projets de se mettre au vert dans un Earthship en vivant de permaculture… J'en passe !
Ce soir nous avions rendez-vous avec Osman, artiste/maker, en marge d'un événement rassemblant des acteurs de la création artistique numérique. Ce qu'il nous a raconté au sujet d'Iskele47, son atelier ouvert sur la rive asiatique d'Istanbul nous donne vraiment envie d'en savoir plus ! On va donc essayer de s'arranger pour prolonger de quelques jours notre séjour tout en restant lucide sur le fait qu'une vie entière ne suffirait pas à explorer de fond en comble le tissu social créatif de la belle Istanbul…
Jour 892 - Les points sur les « i »
Dimanche 7 juin 2015 - 0 kms - Post n° 576
Barth : Le « ı » sans point est une des quatre lettres que l'alphabet turc compte en plus du notre, et qui donne du fil à retordre dans l'apprentissage de cette langue. Un « i » sans point qui incarne parfaitement ma première impression de la Turquie il y a maintenant quelques semaines. Une impression de points pas vraiment sur les « i »…
Je pense à toutes ces discussions sur la route, souvent avec des étudiants ou des enseignants, qui nous confiaient leur raz-le-bol du climat autoritaire régnant sur leur pays, et le peu d'espoir qu'ils avaient en vue d'un quelconque changement à l'occasion des élections, persuadés que la corruption l'emporterait dans tous les cas. Même ceux qui avaient fait reculer le pouvoir durant les événements de Gezi deux ans auparavant, n'osaient pas totalement croire que les choses pouvaient bouger… Ce défaitisme des uns s'ajoutant à la ferveur patriotique d'autres qui nous font les louanges d'Erdogan entre deux çays, me laisse depuis notre entrée dans le pays un étrange sentiment d'incompréhension et une frustration grandissante.
Si je m'attendais à trouver à Istanbul une facette de la Turquie bien différente du petit aperçu que nous en avons eu en longeant la mer Noire, je n'avais pas imaginé assister à une telle remise de points sur les « i ». Un peu plus tôt dans la journée, je donnais un coup de main à Busra, notre amie artiste rencontrée à Atolye Istanbul, pour tourner quelques plans vidéo de l'immense drapeau turc flottant sur la place Taksim. L'exercice n'était pas simple car il s'agissait de capter l'ondulation rouge sans qu'apparaissent le croissant et l'étoile blanche qui donnent à cette étoffe son encombrante qualité d’emblème national. Un drapeau débarrassé de ses symboles, pour effacer la lourde réalité le temps d'un plan de cinéma…
Mais ce dimanche, alors que Stan Wawrinka remporte d'un dernier revers la coupe de Roland-Garros devant les caméras du monde entier, les turcs écrivent discrètement une page de leur histoire en glissant un bulletin de vote dans l'urne des élections législatives. A cette heure tardive, une clameur joyeuse s'élève dans les rues d'Istanbul. Les premières estimations viennent de tomber révélant la déconfiture magistrale du pouvoir d'Erdogan, la victoire de la démocratie, et le succès inattendu du tout nouveau parti progressiste de gauche, le HDP. Je ne résiste pas au plaisir d'adresser quelques messages à nos récents amis turcs pour conclure sur une note réjouissante ces conversations souvent avortées dans le fatalisme ou la désillusion. Aujourd'hui la démocratie a repris les rennes du pays, les espoirs vont reprendre la parole, et les « i » vont retrouver leurs points…
Jour 894 - Prolongations...
Mardi 9 juin 2015 - 0 kms - Post n° 577
Fanch : Notre sédentarisation se prolonge et comme Barth l'a précédemment fait remarquer, les jours se suivent sans que nous ayons le temps de les voir défiler. Nous sommes tombés dans un « network », bien réel celui là, tissé à la manière d'une toile d'araignée dont le centre se trouve à 5 minute à pied de Tarlabashi (notre quartier). Une fois pris au piège, il s'avère difficile d'en sortir tant la richesse du tissu culturel de l'ancienne Byzance interpelle notre curiosité. Quand j'y pense, il y a deux semaines à peine, nous ne connaissions rien ni personne ici et sur une dizaine de courriers envoyés, trois associations nous avaient fait savoir qu'elles seraient intéressées pour nous rencontrer sans rien programmer de particulier. Et nous voilà obligés de tenir à jour un agenda pour optimiser, puis finalement prolonger notre séjour dans la fourmilière Istanbul.
Mercredi 3 Juin. Nous continuons notre série d'interviews sur Atölye Istanbul avec d'abord Erke puis avec Bursa, architecte-maker qui nous propose de tourner la séquence dans un lieu qu'elle affectionne particulièrement, plus traditionnel qu'un espace de Co-working mais qui rivalise de savoir-faire. Nous la suivons dans un quartier de Beyoglü oublié par les touristes ou abonde les façades modestes de petits ateliers d'artisans. Nous enjambant les escaliers de l'un d'entre eux où Bursa nous présente aux deux frères Gabi et Serçe, aux deux « metal masters » nous ouvrant par la même la porte à une autre facette de son univers créatif. Nous plongeons l'espace d'un instant dans les traditions des compagnons qui pour répondre à leur inventivité unent aussi d'un bon nombre de systèmes D. Silence, ça tourne! Vous en saurez plus lors de la publication du portrait d'Atölye Istanbul.
Jeudi 4 juin. Nous préparons notre QG à recevoir le public et transformons le salon en espace de projection. Et c'est en fin d'àprès-midi que nous entamons la présentation de Geocyclab devant une bonne vingtaine de curieux, artistes, cyclistes activistes et autres amateurs du Do It Yourself. Là encore, nous sommes ravis de constater que notre tactique porte ses fruits puisque différents univers et intérêts viennent à se croiser autour de Geocyclab. Cette présentation fut aussi l'occasion de rencontrer la quasi totalité de l'équipe de PASAJ.
Vendredi 5 juin. L'orage à fait son putsch, le climat estival s'est retranché pour céder sa place à la grisaille. Ca tombe bien puisque nous n'avons pas d'obligation. Nous travaillons donc « à domicile » aujourd'hui en nous offrant quelques moments détente. J'en profite pour regarder un documentaire de Brian Knappenberger intitulé Internet's Own Boy, biographie du hacker, écrivain et militant Aaron Swarz. Un film au sujet du combat de ce jeune développeur pour faire valoir les valeurs du partage de la connaissance… Je conseille vivement. Bref, Bursa nous rejoint ce soir pour résoudre quelques détails techniques d'une de ses installations cinétiques, les méninges s’activent de nouveau.
Samedi 6 Juin. Après un rendez-vous skype productif avec nos amis d'asso CRIC (Quimper), nous avons arrêté une date pour notre retour à Quimper. Je pense ne pas prendre trop de risque en la dévoilant: Comming back, 26 septembre 2015. Nous sommes en train de définir quelle sera la nature de l'événement mais nous avons d'ors et déjà une certitude, ça va être la fête et on espère vous compter parmi nous! Grâce à cette échéance, entamer une ébauche de rétroplanning devient possible, nous commençons donc à contacter quelques associations du Libre sur notre itinéraire français.
Dimanche 7 Juin. C'est le jour des élections parlementaires et pour faire simple, la démocratie du pays est l'enjeu principal de ce jour. Notre ami Giorgio avait évoqué l'idée d'un repas avec l'ensemble des PASAJists qui faute de candidats s'est résumé en un barbecue entre expatriés proche du collectif d'artistes. Plus qu'une réunion gustative (nous n'avions pas mangé de viande de cette qualité depuis… Très longtemps) c'est un moment de rencontre et de détente dans un petit jardin isolé de la tension croissante qui plane sur Istanbul.
Lundi 8 juin. Nous traversons le Bosphore pour un petit retour en Asie. Non, ce n'est pas pour fuir l'Europe mais pour tirer le portrait d'Osman et de Bager, fondateurs d'Iskele47, un makerspace ou l'ultra-créativitée est de rigueur tant au niveau de leur production que du fonctionnement interne du collectif. « Wahou », c'est le premier mot qui me vient à la bouche en passant le seuil de la porte et découvrant le terrain de jeu de nos interlocuteurs. Nous passons une demi journée dans cet espace de travail dédié à l'Open Hardware, aux nouveaux médias de communication, aux licences alternatives. Puis nous rentrons au QG par voie maritime, juste avant que le soleil ne tombe, la tête pleine de rêves est de projets. Tarlabaşı, jusque tard dans la nuit, le son des pétards résonnent dans les ruelles étroites de ce quartier peuplé de minorités ethniques. En effet, Le HDP a passé la barre des 10% fatidiques mettant en difficulté les conservateurs actuellement au pouvoir. Ici, c'est la fête, la tension baisse d'un cran pour laisser place à l'espoir.
Mardi 9 Juin. C'est maintenant officiel, Roxana, notre amie mexicaine va nous suivre sur un bout de notre traversée européenne puisque qu'elle vient d'investir dans une monture à deux roues. Ce qui n'est toujours pas officiel en revanche, c'est le jour du départ d'Istanbul et la manière dont nous allons nous extraire de la mégalopole (vélo, bateau, train?). Aynur de Geo magazine nous rejoint au QG pour régler quelques détails concernant l'article qui paraîtra dans l'édition de juillet, en turc bien évidemment. Puis, Funda qui arrive à l'appartement suivie de près par Xavier, globe trotteur avec qui nous avions travaillé chez BIJI BIJI et qui a emprunté exactement le même itinéraire pour gagner les portes de l'Europe… En auto-stop! L'heure est aux retrouvailles mais aussi aux adieux puisque nous ne reverrons certainement pas Funda avant un bon moment. Güle güle Funda et encore une fois, merci pour ton aide précieuse.
La suite au prochaine épisode…