Georgie
Distance parcourue : 453 kms
Durée : 25 jours
Date d'entrée : 2015-03-09
Date de sortie : 2015-04-02
Jour 802 - Le grand saut
Lundi 9 mars 2015 - 0 kms - Post n° 560
Fanch : Nous avons quitté les rives du lac d'Udaipur avec en guise de souvenir les séquences du Checkpoint 012 que vous avez à l'heure d'aujourd'hui certainement déjà découvert. Ces deux semaines furent consacrées aux préparatifs de la Géorgie, au boulot et à la réflexion plutôt qu'à l'exploration en profondeur des méandres de la citée blanche. Quelques balades et rencontres sont tout de même venues ponctuer les sessions de travail mais dans ces sentiers balisés, notre goût pour l'aventure n'a pas été sollicité, c'est pour cette raison que je ne m'attarde pas à décrire l'ambiance du lieu.
Une nuit de train plus loin, nous voici - téléportés - sur les larges boulevards rectilignes du Nouveau Delhi. Il est sept heures ce matin, les klaxons se taisent, le monstre dort encore alors que traversons d'une traite son territoire.
Loin du Rajasthan, New Delhi, capitale nouvelle d'un ancien monde est habitée par une folie qui ne nous dépayse plus. Elle est peut-être là notre transition - à défaut des trois mille kilomètres qui nous séparent de notre prochaine destination - inscrite en lettres lumineuses sur les devantures des chaînes de fast-food et sur les bandes réfléchissantes des avenues. Les Milles et Unes Nuits disparaissent brutalement derrière les barbelés des ambassades, le coton coloré des turbans cède sa place à la soie des cravates grises. Et notre aventure asiatique s'arrête en même temps que notre dernier coup de pédale, ici devant l'appartement de Laurent (ami de Julien qui nous avait hébergé à Jakarta).
Il nous a laissé les clés de son studio alors même que nous ne l'avons jamais rencontré. En voici un bel exemple d'hospitalité ! Laurent, ce petit article est aussi l'occasion de t'envoyer nos chaleureux remerciements en espérant trouver l'occasion de te renvoyer la pareille un jour !
Barth profite de ce confort pour éditer le checkpoint alors que je règle les derniers points d'interrogation administratifs avant de quitter l'Asie. Dans la foulée, je consacre une journée au shopping car il est grand temps d'acheter de nouveaux pneus et un peu de matériel de rechange pour les vélos qui réclament un peu d'attention.
Puis arrive le jour J, celui de l'empaquetage des bécanes et des derniers préparatifs en vue du décollage. Étape habituellement stressante quand il s'agit d'embarquer avec deux vélos en plus des bagages autorisés. Minuit pile, tout est prêt quand le taxi arrive… La pression monte, un agent de la compagnie aérienne nous annonce que nos montures risquent de ne pas être acceptées à bord. Au final, la facture est salée mais on s'en sort plutôt bien. Quatre heures passées, après un marathon de négociations, nous voilà enfin installés dans les fauteuils d'un vol charter, direction Dubai pour un transit de trois heures sans grand intérêt.
Nous survolons à présent l'Iran, pays que nous aurions dû traverser par la terre. J'observe le relief désertique piqué de montagnes enneigées à travers le double vitrage du hublot. C'est ce que l'Iran nous offre pour cette fois, rien de plus qu'un aperçu aplati par la perspective. Je m'endors.
Je sors de mon sommeil brusquement quand les roues de notre avion touchent la piste d'atterrissage. Dehors, le personnel de l'aéroport vêtu de vêtements d'hiver déambule dans la grisaille. Au loin, j'aperçois un sommet couvert de neige. Il fait froid, nous le savions mais il va falloir s'y habituer. Nos passeports sont tamponnés. Géorgie nous voilà.
Ce n'est qu'en sortant de l'aéroport que le changement opère. Un groupe de chauffeurs de taxis habillés de noir et coiffés de chapkas commente notre arrivée dans une langue aux intonations inconnues. L'un d'entre eux s'avance en lançant d'une voix grave un « ¿hablas espagnol? ». Quoi? Ok, on tient notre gars, du moins on a une ouverture pour négocier le tarif de la course. Traversant une banlieue, la route qui nous mènera à Tbilissi (Capitale de la Géorgie) donne le ton. Les contours rectilignes d'une architecture bétonnée parlent silencieusement de l'époque soviétique que l'on imagine révolue. Mais Les graffitis « Fuck Putin » tagués sous les ponts de la voie rapide répliquent que cette histoire n'est pas terminée. Quelques kilomètres plus loin, en pénétrant dans le centre historique de la ville, les âges s’entremêlent. Les églises et bâtisses traditionnelles côtoient les courbes asymétriques des charpentes futuriste. En somme, le paysage urbain est bavard et parle dans une langue universelle, c'est déjà ça de pris!
On a pour le moment besoin de repos mais promis, on vous raconte la suite très bientôt !
Jour 806 - Immersion à Tbilissi
Vendredi 13 mars 2015 - 0 kms - Post n° 561
Barth : La Géorgie a pris place dans notre itinéraire comme sortie de secours de l'Asie, sans vraiment nous avoir laissé le temps de l'anticiper, de la rêver ou de la fantasmer comme ce fut le cas pour la plupart des pays traversés jusqu'alors. Le froid caucasien et les signes de la tradition orthodoxe ne furent pas une surprise bien sûr, mais rien ne m'avait préparé en revanche à l'étrange sensation de nous retrouver subitement « entre hommes »… Ici, plus de vaches, plus d'éléphants, plus de singes, plus d'écureuils, plus d'oiseaux multicolores, ni de toutes ces divinités qui leur étaient associées en Inde. Les humains se débrouillent entre eux, à la discrétion d'un dieu unique qui veille sur eux au travers du regard sévère des icônes christiques qui habitent discrètement la plupart des habitations.
Notre premier interlocuteur fut Zaza, le tenancier du petit hôtel où nous avons pris le temps d'atterrir, de nous acclimater et de remettre nos vélos en état de marche. Ne parlant pas un mot d'anglais, notre ami a tout de même réussi à nous raconter un peu son pays, au cours de lentes conversations via l'outil de traduction de Google. Le tout accompagné d'un morceau de pain frais, de fromage et d'un verre de vin ou de chacha (eau de vie locale), qui nous ont rapproché d'un seul coup de notre terre natale ! Quelques échanges aussi laborieux que sympathiques, qui nous ont donné un rapide aperçu des racines millénaires que ce territoire conserve, stratégiquement dissimulé au carrefour de l'Europe, de l'Asie, du Moyen Orient, et de la Russie, et suscitant donc la convoitise des Etats-Unis…
Pour le reste, nous avions rendez-vous au « Center of Contemporary Arts of Tbilissi », contacté quelques jours avant notre arrivée. Lancé il y a quelques années sans aucun soutien du gouvernement, le projet du CCAT consiste à développer un lieu d'étude, de diffusion et de création artistique contemporaine, tout en réhabilitant le musée de médecine traditionnelle à l'abandon depuis plusieurs décennies dans le vieux bâtiment. Nous avons donc présenté Geocyclab à la vingtaine d'étudiants qui suivent le programme du centre, et fait ainsi quelques rencontres, dont Tamuna qui nous invite à visiter un projet naissant de résidence artistique à Bolnisi, à une heure de bus de Tbilissi… En quelques jours à peine, nous avons donc intégré le petit réseau de l'art contemporain en Géorgie, ce qui nous motive à prolonger un peu plus longtemps notre séjour en ville.
Lors de notre première visite au centre, un grand barbu à l'air un peu sauvage nous a accueilli à l'entrée dans un français impeccable, en nous demandant de ne pas déranger ses travaux en cours dans la galerie d'exposition. Roland, c'est son nom, est américain d'origine, a grandi en Suisse, vit dans un petit village de la campagne géorgienne depuis une vingtaine d'années, et a planté sa tente avec ses deux petites chiennes au CCAT le temps de préparer une exposition intitulée « Wild ». Le courant est tout de suite bien passé avec ce permaculteur poète amoureux de la Géorgie, et sans avoir eu le temps de dire ouf nous nous sommes retrouvés dans une petite cantine au fin fond d'un bazar, à déguster des kinkalis et du poisson salé, arrosés d'une bouteille de chacha et de quelques bières, et à entonner quelques polyphonies en bonne compagnie !
Après un tel baptême, nous avons décidé d'abandonner notre petit hôtel beaucoup trop cher, et d'installer notre bivouac dans la galerie du CCAT avec dans l'idée de filer un coup de main à notre nouvel ami. Notre aventure géorgienne s'annonce rocambolesque !..
Jour 811 - De l'art et du temps de cochon...
Mercredi 18 mars 2015 - 0 kms - Post n° 562
Fanch : Nous arrivons dans le bourg sous une pluie froide et triste. Après bientôt deux ans, nous retrouvons sans réjouissance particulière l'atmosphère d'un dimanche pluvieux. Mais nous ne tardons pas à découvrir le chantier d'Art House ou une équipée de jeunes gens au caractère dynamique gratte à coups de spatules un papier peint démodé depuis déjà dix ans. On nous offre une tasse de thé pour nous réchauffer et prolongeons notre discussion avec Tamuna qui nous fait part plus en détail des intentions et du fonctionnement de la maison.
Nous sommes à Bolnissi, chef lieu de la région de Kvemo Kartli, située à une bonne heure de bus au sud de Tbilissi. Tamuna que nous avions rencontré à la suite de notre conférence au CCA de Tbilissi nous avait invité à découvrir les lieux. Elle, Toco, Giorgi et les autres travaillent sur un projet de résidence d'artiste et sur un espace d'exposition ouvert à toute type discipline (pourvu qu'elle soit créative) espérant ainsi sortir les arts actuels de la capitale.
À l'image du Centre d'Art Contemporain de Tbilissi, la jeune structure ne profite pas du support de l'état. D'après ce que j'ai compris, le ministère de la culture géorgien se montre plus généreux envers les structures qui s'attachent à conserver -dans un état végétatif- les traditions populaires. La culture d'aujourd'hui se résumerait donc au maintient de la culture d'hier… (Comment ne pas faire le rapprochement avec le bien triste déclin de l'effervescence artistique française, jour après jour, année après année pour de soi-distante restrictions budgétaires.)
Mais nos amis géorgiens n'ont visiblement pas l'intention d'attendre les encouragements du gouvernement pour passer à l'action. D'un côté, ils ont entrepris la rénovation de la maison de Toco qui à terme devrait pouvoir accueillir une quinzaine d'artistes en résidence. De l'autre ils ont passé un accord avec la municipalité de Bonlissi pour réaménager une ancienne discothèques en un lieu d'expérimentation artistique, de rencontre et d'exposition. Ces dernière années, l'imposant bâtiment au parois de verre fut laissée pour ruine et investit les ivrognes et casseurs de vitre, autant dire qu'il y a tout à faire. Mais face à l'ampleur des travaux, il y a une équipe déterminée dont la force réside sans aucun doute dans la conviction que culture est un organe vital de la société.
Nous mettons la main à la pâte, symboliquement étant donné le peu de temps dont nous disposons. Mais c'est une façon comme une autre de communiquer notre soutient à cet initiative et d'engager un début de collaboration. On verra ce qui se passera par la suite mais d'une part et d'autre, les intentions sont là.
Lundi matin, un duo de journalistes travaillant pour une émission culturelle de GDS TV fait leur apparition dans la pièce commune de la résidence. Si les médias intéressent au sujet (et à notre présence), c'est probablement bon signe. C'est donc sous l’œil intimidant de la caméra que se terminera notre excursion Bolnissienne, mais que ce soit dans un futur proche ou lointain, nous remettrons les pieds dans la villa pour l'art de Bolnissi.
Et voilà le résultat, en géorgien dans le texte !
GDS დილა 18.03.2015</div>
Barth : Malgré la météo exécrable, cette petite virée à Bolnisi nous a un peu aéré et nous voilà prêt à affronter le bouquet final de l'exposition de notre Roland. A l'approche de la soirée de vernissage qui clôture la résidence de notre ami, la pression monte et notre aide semble la bienvenue pour boucler les dernières installations prévues. Il s'agit surtout de construire une table suspendue en bambous et sacs de toile, qui servira à présenter le festin de kinkalis que notre ami prépare entre la finition de quelques sculptures et l'entretien quotidien du mini-jardin sur bouse d'éléphant.
Le jour J arrive finalement, la longue table circulaire trouve enfin sa place alors que les premiers convives commencent à arriver et les verres de chacha à se remplir. Le premier sur place est Nodar, un vieux bonhomme venu à vélo sous la pluie depuis la Karéti à une bonne centaine de kilomètres de là, avec dans ses bagages quelques bouteilles de cognac et un fromage à réveiller les morts qui marquent le début de la fête. Quelques kinkalis plus tard, les polyphonies commencent à animer la galerie et l'ambiance se réchauffe jusqu'à l'heure tardive de la fermeture qui nous permet enfin de nous écraser sur nos paillasses, ivres de fatigue et de chacha…
Le petit déjeuner du lendemain prend toute la matinée, le temps de chasser la gueule de bois à coups de cafés et de kinkalis frits, jusqu'à la visite de Dato, un ami de Roland chanteur professionnel qui nous apprend rapidement quelques mélodies pour notre plus grand plaisir ! Après quoi il faut commencer à démonter, décrocher et ranger le champ de bataille qui a dévasté la galerie du CCAT.
Jour 816 - Au-revoir Tbilissi
Lundi 23 mars 2015 - 0 kms - Post n° 563
Barth : Les jours se suivent et se ressemblent depuis la fin de l'expo de Roland, alors que la pluie est de retour avec le froid qui l'accompagne… La galerie a retrouvé une apparence presque « civilisée » et le calme relatif nous permet de nous reposer un peu et de nous recentrer sur l'écriture du carnet de bord et les préparatifs en vue du départ. Fanch prend enfin le temps d'aller voir un médecin pour régler l'infection qui lui bouffe le nez depuis un peu trop longtemps, Roland s'en retourne rapidement dans sa campagne pour aller vérifier ses cultures, mais les rencontres se poursuivent au CCAT, entre les résidents permanents, l'équipe pédagogique ou les invités de passage comme ce groupe de danois venu animer un workshop de quelques jours.
La quantité monstrueuse de pâte, de patates et de fromage restant du festin du vernissage nous suffit presque à nous alimenter, ce qui n'empêche pas d'aller de temps à autre déguster quelques kinkalis en compagnie de Roland, Lasha et quelques autres compères toujours prêts à donner de la voix (polyphonique il va sans dire) après quelques verres de chacha. Le printemps est officiellement arrivé mais le soleil est encore bien timide, ce qui n'est pas très motivant pour reprendre le pédalage. Mais pourtant il est temps de partir, de mettre un terme à cet intense hivernage géorgien et de retrouver la vie nomade qui commence à nous manquer.
Roland nous a quitté pour de bon ce matin, emportant avec lui les dernières traces de son séjour sauvage en milieu urbain. Cet après-midi nous faisons une nouvelle présentation aux étudiants du centre qui semblent vouloir en apprendre un peu plus sur les outils open-source que nous utilisons. Fanch a préparé pour l'occasion un topo technique autour d'Arduino et de PureData qui a eu l'air de plaire et de donner des idées à certains ! Et ce fut l'occasion de revoir Tamuna, qui nous avait introduit à Bolnissi, et avec qui nous partageons un dernier dîner tbilissien…
Demain si la pluie n'est pas trop forte, nous roulerons vers l'ouest, pour rejoindre la mer noire aux portes de la Turquie, avec la certitude de revenir un jour, plus longtemps et dans d'autres circonstances pour explorer plus profondément ce pays incroyable et revoir tous ces nouveaux amis !
Jour 819 - Reprise de la route
Jeudi 26 mars 2015 - 60 kms - Post n° 564
Fanch : Nous laissons la capitale géorgienne derrière nous avec le regret de ne pas avoir eu le temps et l'énergie de l'explorer en profondeur mais avec pour satisfaction de belles et enrichissantes expériences humaines avec l'équipe et les étudiants du CCA, Roland, Lasha, Tamuna et les autres… Il nous aura fallu pédaler une vingtaine de kilomètres sur une rocade encombrée pour s'extraire de Tbilissi et de sa banlieue pour enfin se retrouver au calme.
Bien loin des tumultes de notre quotidien hindou, notre route nous mène rapidement à la tranquillité de la campagne caucasienne. Les quelques villages que nous traversons paraissent encore engourdis par les températures post hivernales et vivent pour la plupart au rythme du bétail et des récoltes. Ils sont généralement désertés par les nouvelles générations parties pour l'Europe ou pour la Russie comme en témoignent ces nombreuse bicoques abandonnées. Les quelques haltes que nous y faisons, le temps d'un ravitaillement, se font dans un relatif silence, sans attroupement autour de nos montures. Et, malgré les « Gamarjoba » et autres « Gaumarjos » (bonjour) lancés par quelques badauds, les interactions avec les villageois avortes bien souvent, le langage nous fait une fois de plus défaut et je me rend compte à quel point le russe aurait été un allié apprécié.
Nous découvrons donc un autre fragment de la Géorgie où l'histoire se dépose comme des calques sur le relief vallonné. Les vestiges des différentes époques cohabitent avec distance. À commencer par les nombreux monastères orthodoxes issus d'un ancien monde qui siègent fièrement depuis plus de mille ans sur les premiers pics rocailleux de part et d'autre de la vallée. Ils observent avec dédain le béton effrité et la rouille des usines soviétiques. Nous traversons plusieurs de ces paysage post-apocalyptiques, où les infrastructures du régime soviétique jaillissent des terrains vagues et se confondent avec des sculptures oubliées. Ces ruines témoignent avec force de l'apogée de l'URSS ouvrière. Mais il ne reste de ce temps que des carcasses d'acier en décomposition, accompagnées d'un traumatisme qui se traduit par un conflit idéologique - et bien souvent générationnel - divisant le peuple géorgien en deux camps avec les nostalgiques de la « condition sociale » d'un côté et les pro-européens défenseurs des libertés individuelles de l'autre.
Nous posons nos vélos sur l'Avenue Stalin à Gori, ancienne capitale de la Géorgie et lieu de naissance du célèbre dictateur. Une statue de marbre blanc à son effigie se dresse discrètement dans le parc du centre ville. C'est probablement la dernière qui tienne encore debout à ce jour. Quelques courses et un café turc plus tard et nous reprenons notre chemin. Ce soir, nous dormirons dans un petit bout de l'une de ces usines reconvertie en grange. Levan qui au début semblait retissant à voir deux étrangers traîner dans les parages nous accueille finalement avec un sac de pommes et une bouteille de chacha. L'échange est cordial quand il s'agit de lever nos verres et nous nous sentons les bienvenus, mais de notre conversation laborieuse résulte une frustration respective qui se traduit par une gêne collective et notre ami s'en retourne rapidement à ses affaires. C'est dommage mais c'est ainsi, le bon côté des choses est que nous dormirons au sec ce soir.
Les bourgeons apparaissent sur quelques branches, les merisiers perdent même déjà leurs fleurs mais depuis que nous avons repris la route, l'hiver nous lance dans le dos son souffle glacé comme s'il s'agissait d'une mise en garde. Il est tout près, trônant sur les cimes du Grand Caucase sur notre droite et sur la chaîne du Petit Caucase à notre gauche. Il nous regarde de tout là haut, depuis son pays blanc, disparaît de temps à autre derrière une colline brune puis réapparaît une dizaine de kilomètres plus loin. Il nous suit et ne nous lâche pas, mais rouler sous ce climat se révèle plus aisé qu'en zone tropicale. Nous avançons à bonne allure jusqu'à Khashuri, petite ville situé au pied d'un col qui met un terme à notre voyage dans la vallée du Mtkvari, nom du fleuve que nous longions depuis Tbilissi.
Non contents d'avoir un vent favorable, la grimpette s'annonce plus facile que nous l'imaginions puisque qu'à quelques lieues d'ici, les chinois ont offert un tunnel à la Géorgie en échanges de la gérance d'une exploitation d'eau. Ils sont malins ces chinois… Et il faut dire que ça nous arrange bien puisque le passage débouche sur une descente de 40 kilomètres. De l'autre côté et à quelques centaines de mètres plus bas, la route sillonne dans une vallée encaissée, le paysage prend alors des allures d’Éden. Même s'il est encore tôt et que nous n'avons pas achevé notre descente, nous n'irons pas plus loin aujourd’hui car tout les ingrédients sont réunis pour un bivouac parfait. Vert pâturage pour y planter la tente, rivière claire pour un brin de toilette tonique, bois à volonté pour un feu réconfortant et déjà, quelques degrés en plus. Alors comment ne pas succomber à la tentation d'un délicieux plat de nouilles chinoises cuisinées au feu de bois dans ce cadre idyllique ? Hein ?
Jour 823 - Georgian west coast
Lundi 30 mars 2015 - 0 kms - Post n° 565
Barth : Vendredi 27 mars, le vent en rafales gache un peu le plaisir du petit-déjeuner au feu de bois mais nous pousse ensuite sur les trente kilomètres de descente qui nous séparent de Zestaponi. Il n'en va pas de même pour Charlie et Ryan, un écossais et un anglais partis de Venise pour rejoindre la Chine à vélo et dont nous croisons la route ce matin là. Un petit goût de revanche de l'époque où nous remontions la basse-californie au Mexique en croisant d'autres cyclo-voyageurs qui semblaient voler dans le vent que nous affrontions. Chacun son tour !
Le gros des montagnes est donc derrière nous à présent mais la highway et son trafic fatiguant nous poussent à emprunter une petite route secondaire qui serpente sur le versant sud de l'immense vallée que nous allons suivre jusqu'à la mer noire. Les petits hameaux se succèdent ainsi, avec l'accueil un peu stressant des chiens de garde, entre deux tronçons de piste non goudronnée et des côtes trop raides qui nous forcent à convertir nos destriers en brouettes. Le paysage en vaut bien sûr la peine, mais malgré le vent qui est toujours dans notre sens, notre avancée est fastidieuse et j'ai du mal à m'empêcher de loucher sur cette highway toute lisse et droite qui nous nargue à quelques kilomètres en contrebas.
Quelques rencontres timides et limitées par la barrière de la langue rythment notre avancée, comme Zakaria qui nous répète en boucle la seule phrase qu'il connait en français : « mon chat, mon petit chat, a mal à l'estomac » entre deux gorgées de chacha et un baiser que je ne peux refuser. Pour le reste, tous ces petits villages se ressemblent étrangement, avec à chaque fois plusieurs épiceries identiques et l'impossibilité de trouver un café ou un thé chaud. Les bâtiments officiels arborent sans exception le drapeau géorgien systématiquement accompagné d'un drapeau européen. Une présence visuelle perturbante qui m'inspire un rêve étrange dans lequel nous étions déjà arrivés dans les Balkans sans avoir rien vu de la Turquie. Sans doute un peu le contrecoup de cette rupture violente qui nous a projeté du fin fond de l'Inde aux pieds du Caucase il y a quelques semaines à peine…
À la tombée du jour, nous croisons Pieter, parti de Belgique pour un tour du monde (à vélo bien sûr) quelques mois auparavant. Nous décidons de bivouaquer ensemble pour faire plus amples connaissances, mais au moment de prendre nos quartier dans une prairie accueillante un homme se précipite vers nous et nous oblige presque à le suivre chez lui, refusant de nous savoir passer la nuit dehors. Nukri a la cinquantaine et vit seul avec sa mère dans une grande maison dont la cave annonce le programme de la soirée. Encore une fois, à défaut de pouvoir communiquer, c'est le vin et la chacha qui délient les langues dans une conversation surréaliste, avec un bout de fromage, du pain frais et un ragoût de haricots rouges pour éponger un peu les verres qui n'en finissent pas de s'emplir. Il aura fallu quelques heures tout de même pour faire comprendre à notre hôte que nous ne voyageons pas tous les trois ensemble et que notre route vient de croiser celle de Pieter sous son toit ! De grands lits en métal finissent par nous réceptionner dans un état d'ivresse avancé alors que le vent se déchaîne dehors…
Malgré l'envie de rester quelques jours ici, les prévisions météo des jours à venir nous poussent à reprendre tout de même la route en promettant à Nukri de revenir le voir un jour, et en souhaitant à notre ami Pieter un « bon vent » dans son périple autour du monde. Les kilomètres s’enchaînent de plus en plus vite, au fur et à mesure que nous rejoignons la route principale et que le vent augmente. La végétation change, la mer noire est toute proche mais quelques gouttes de pluie nous poussent à trouver refuge avant de l'atteindre, dans un bâtiment abandonné où nous nous pensions à l'abri pour la nuit. C'est sans compter sur le vent qui a attendu que nous soyons presque endormis pour faire voler la poussière dans notre chambre de fortune.
Après cette nuit infernale nous n'avons qu'une idée en tête, rejoindre la mer ! C'est l'affaire de quelques coups de pédales avec un vent qui nous pousse toujours et un beau soleil. Nous y voici, sur la west coast géorgienne, avec l'Europe juste en face de nous derrière la ligne d'horizon, et nous prenons le temps de savourer ces retrouvailles maritimes avant de pousser sur une vingtaine de kilomètres jusque Kobuleti. En quête d'une connexion internet, nous rencontrons Mamuka qui nous propose de squatter chez lui. Son oncle Ramaz nous propose ensuite d'y passer la nuit, dans une des chambres pas finies de l'hotel de parpaings qu'il est en train de construire à l'arrière de la maison familiale. Nous avons besoin d'une bonne nuit de sommeil pour récupérer de la veille, on accepte donc avec plaisir !
Jour 826 - Entrée en Turquie
Jeudi 2 avril 2015 - 30 kms - Post n° 566
Barth : Une bien étrange maison où nous avons atterri à Kobuleti.. Les deux frères Ramaz et Rezo que tout oppose y élèvent leurs enfants sous le regard fatigué de la grand-mère qui semble assurer toutes les tâches domestiques. Le grand-père est mort, tué d'après ce que nous avons compris sans chercher à en savoir plus.
Ramaz qui parle quelques mots d'anglais, est fidèle à la Georgie qu'il aime profondément comme en témoignent les longs exposés qu'il nous fait au sujet de l'histoire et des légendes antédiluviennes de ce petit bout de territoire. Rezo quant à lui, est amoureux d'une russe et de la Russie, et passe ses journées sur internet en attendant de trouver de quoi se payer un billet d'avion pour s'échapper. La maison tourne ainsi, entre la boutique de vêtements du rez-de-chaussé, le garage d'en face où Mamuka le plus vieux fils de Rezo travaille, et ce projet d’hôtel qui n'a pour le moment que l'apparence d'une grande carcasse de ciment en proie au vent et où nous avons posé notre camp dans la seule pièce fermée.
La météo peu avenante, le fait que nous sommes en avance sur notre programme et la bonne connexion internet nous poussent à séjourner ici quelques jours, en essayant de ne pas perturber l'équilibre fragile de la maisonnée. Il n'est pas si facile de nous concentrer sur le boulot tant nos hôtes sont impulsifs. Il faut pouvoir être disponible à la minute pour aller vider une bouteille de chacha au milieu de l'après-midi sur le parvis de la boutique, ou encore pour prêter l'ordinateur à Ramaz qui sans oser le demander me fait sentir que ça lui ferait très plaisir… Seul Mamuka semble compatir un peu en venant nous confier sa lassitude quand nous nous isolons pour dîner.
Bref, un séjour intense mais qui nous aura finalement permis de nous reposer un peu et de nous remettre à jour côté boulot, particulièrement dans la recherche de contacts en Turquie. Pour le reste Kobuleti est une station balnéaire sans grand intérêt, jadis très prisée par l'aristocratie soviétique, l'activité économique n'y est aujourd'hui vivante que durant l'été avec le passage de quelques touristes occidentaux ou russes…
Fanch : Le temps est maussade mais la pluie et le vent ont cessé. Nous reprenons la route alors que la famille qui nous a hébergé durant trois nuits est en pleine dispute, il est temps d'y aller. Les adieux s'en trouvent aussi furtifs qu'étranges. Nous longeons la mer Noire sur quelques kilomètres avant de rejoindre Batumi, ville dont nous entendons parler depuis que nous avons posé les pieds en Géorgie.
Batumi est à la Géorgie ce que Cannes est à la France, dans l'intention en tout cas et sans festival de cinéma. La ville se veut être la station balnéaire par excellence du sud du pays et déploie des moyens démesurés pour y parvenir. Après Kobuleti, dont nous avons levé l'ancre ce matin, qui fait figure de mémorial d'un tourisme version URSS, bienvenu dans le nouveau Dreamland géorgien où buildings fantaisies façon Dubaï côtoient casinos et luxueux hôtels. Premier arrêt, je m'assois sur un muret au bord de mer et trouve une seringue à mes pieds. Les signes ne trompent pas, comme quoi, l'extravagance des plus riches ne masque pas le désespoir des autres et en moins d'une minute le supposé rêve s'effondre.
Nous y faisons une rapide halte, le temps d'y dégoter un réparateur de vélo et d'y casser la croûte puis reprenons notre chemin pour joindre Gonio, dernière ville avant la frontière turque. Le temps instable de la mer Noire nous incite à chercher un spot abrité des intempéries et ce n'est qu'après une bonne heure de recherches sans succès que nous demandons l'autorisation d'établir notre camp dans la grange d'un corps de ferme. La soirée se déroule comme à l'habitude et sans fioritures puis, alors que nous sommes sur le point de nous coucher, l'homme qui nous a assuré que nous pouvions passer la nuit ici nous invite à boire un café dans sa future maison en plein chantier. Nous hésitons tant l'idée d'un sac de couchage douillet est alléchante, mais comme toujours il nous est dur de refuser. A l'intérieur, c'est toute une équipe de bons vivants qui nous accueille, d'abord avec un café turc puis rapidement, un (deuxième) repas nous est servi. Et comme le veut la coutume, puisque nous sommes toujours en Géorgie, un, deux, trois… Puis quatre et cinq verres de chacha nous sont gracieusement offerts (inutile là aussi de préciser qu'il n'est pas possible d’échapper à la tradition). Nous fêtons ici, sans véritablement y penser, notre dernière nuit dans ce pays. Autant le dire tout de suite, nous y serions bien rester quelques semaines supplémentaires.
Le lendemain, le passage de frontière se passe sans souci majeur si ce n'est que l'agent de l’émigration géorgien peine à me reconnaître sur mon passeport, la barbe commence à gêner. Nous entrons officiellement en Turquie en même temps que l'appel à la prière. On ne peut pas se tromper, nous ne sommes plus chez les chrétiens. Mais malgré les minarets qui percent le paysage, les premiers tours de roue sur ce territoire que nous ne connaissons que de réputation n'ont pour autant rien d'exotique. La nationale sur laquelle nous roulions précédemment se prolonge ici en voie express, les petites villes portuaires que nous traversons n'ont au premier coup d’œil (architecturalement parlant) rien de « typique » si ce n'est un urbanisme qui se développe à vitesse grand V, la plupart du temps sous la forme d’odieux immeubles qui n'ont pour seul prétention d'avoir vue sur mer et d’accueillir les touristes en saison estivale. Si l'on ajoute à tout ce béton un taux d’hygrométrie qui concurrence largement celui de notre cher Finistère (pour ne pas dire celui de Brest), la Turquie nous donne l'impression d'avoir franchi un autre pas vers le retour au pays.
Avec une étendue bleue sur notre droite et les falaises des dernières montagnes sur notre gauche, nous sommes condamnés à suivre ce gros axe dont il s'avère délicat de s’extraire. Cela réduit nos chances de trouver un endroit sec pour la nuit. Notre seul échappatoire se trouve être une rivière que nous parvenons à longer sur quelques kilomètres. Un cabanon de la gendarmerie, incontestablement laissé à l'abandon nous y attend (entendre: il n'y avait pas de cadenas). A l'intérieur, des centaines de rangers de l’armée pourrissent lentement dans une flaque d'eau, quelques champignons sortent leur chapeaux d'un sol partiellement recouvert de paille et une chauve-souris quitte régulièrement son perchoir pour un menu festin. L’obscurité et l'odeur de moisi ne rendent pas le lieu accueillant mais il commence à pleuvoir et nous n'avons pas l'intention de prolonger notre investigation. Considérons donc cela comme une chance même si au réveil, je découvrirai un scorpion à quelques centimètres de mes chaussures, mais ça, c'était après avoir dormi… Donc ça passe !